Travis, 63 ans7
Travis est issu d’une de ces vieilles familles de la Nouvelle-Angleterre
qui selon lui se considèrent comme le Peuple élu de Dieu. Protestante
à l’origine, sa famille s’est convertie à la religion unitarienne à la
génération de ses grands-parents, au moment où ce type de conversion
était courant. Travis définit la religion unitarienne comme humaniste,
rationnelle, s’enorgueillissant de célébrer le doute. La religion est un
sujet important dans sa famille ; son père, qui s’affirmait contre le dogme
mais était respectueux des Églises, était d’ailleurs journaliste au
Washington Post, spécialiste des religions. À treize ans, Travis est confronté
à une religion chrétienne fondamentaliste du fait de ses voisins mormons.
Il lit la Bible et de nombreux écrits religieux.
À seize ans, Travis connaît sa première expérience homosexuelle
avec son compagnon de chambre dans une école privée prestigieuse.
Aux États-Unis, à l’époque, l’homosexualité est une maladie mentale,
un crime et un péché. Les autorités de l’école, mises au courant par son
partenaire repentant, les séparent et leur imposent de voir un psychiatre.
Pendant deux ans, Travis est torturé par les tentatives de son psychiatre
de le guérir de cette maladie honteuse qui, selon lui, va ruiner sa vie, le
priver d’emplois et d’amis. Travis considère que ces séances l’ont rendu
fou, préparant le terrain à sa psychose à dix-huit ans et cette expérience
traumatisante marquera à jamais ses rapports avec la psychiatrie.
(7. Les prénoms sont fictifs, les âges sont ceux des personnes au moment de l’entrevue.
(11 – Beguet.pmd 224 2011-10-31, 14:18 ENTRE PSYCHOPATHOLOGIE ET RELIGION/SPIRITUALITÉ 225)
À l’été 1963, à l’âge de dix-sept ans, Travis vit une extase. C’était
… ma première hallucination schizophrénique. Et c’était une vraie
hallucination parce qu’en même temps, c’était aussi une vision
béatifique. […] Une extase. Une expérience religieuse comme ça,
c’est ineffable, vous ne pouvez pas la décrire. Même avec des
métaphores. Si je vous dis que mon âme est sortie de mon corps. Ce
sont des mots. Parce que vous n’avez pas eu cette expérience. J’espère
[rire]. Alors l’âme sort du corps et on atteint une extase. Vraiment.
Une extase énorme. Et puis on voit. On voit le royaume de Dieu. Et
c’est comme si un voile d’ange couvrait la face de Dieu. Parce qu’on
ne voit pas Dieu. […] Et on sent l’éternité. C’est ça. C’est l’éternité
qu’on sent. C’est ça, la vérité suprême. […] Une des connaissances
que j’ai eues, c’est que ce monde dans lequel nous visons vous et moi,
c’est ça l’illusion. C’est Dieu qui est réel. Et la vérité suprême, c’est
que cette terre ici, notre monde à nous, est éphémère et passagère.
L’expérience ne dure que quelques secondes ou quelques minutes,
mais elle est profondément transformatrice. Travis se promet de croire
à cette hallucination jusqu’à la fin de sa vie : « J’ai eu le privilège de
voir la vérité suprême, la vérité transcendante ». De cette expérience,
il garde une foi inébranlable. Mais que faire d’une telle expérience ?
Comment servir Dieu ? Et vers qui se tourner pour le lui expliquer et le
guider ?
À dix-huit ans, il découvre que Paul Tillich, l’un des théologiens
les plus influents de l’époque, vient donner un sermon à Boston. En
Tillich, il voit un semblable, le seul à pouvoir comprendre et expliquer
son illumination. Il rédige en hâte un essai de vingt-sept pages décrivant
sa vision béatifique qu’il utilise comme preuve phénoménologique de
l’existence de Dieu. Il fait lire son essai à Tillich qui lui propose, dans
un sourire complice, de revenir le voir lorsque celui-ci sera achevé.
Travis rentre chez lui et se met frénétiquement à finaliser ce texte qu’il
pensait pourtant achevé. C’est là qu’il dérape. Alors que le premier
texte est sain et articulé, le second est « un délire total », de plus en
plus confus, reflétant l’état d’esprit dans lequel rentre le jeune homme.
Deux jours après, un de ses amis, très inquiet, alerte les autorités de
Harvard où il étudie alors et Travis est emmené de force à l’hôpital.
Commence alors cette période sombre de sa vie qui va durer quinze
mois et qu’il associe à sa « nuit obscure de l’âme8». Le premier mois, Travis est toujours très confus, dans un délire psychotique dans lequel
se côtoient des idées sexuelles bizarres, une paranoïa totale et des composantes mystiques. Il est en outre assommé par une médication puissante.
8. Rappelons que, selon Durà-Vilà et ses collaborateurs (2009, 2010), cette nuit
obscure de l’âme renvoie plutôt à des symptômes dépressifs que psychotiques.
11 – Beguet.pmd 225 2011-10-31, 14:18
226 VÉRONIQUE BÉGUET
Après un mois, Travis redevient lucide et se dit qu’il est à
l’hôpital à cause d’un psychiatre et de la fragilisation de son être par les
atteintes répétées à son identité sexuelle profonde. Sa première
résolution est de survivre, de sortir de cet hôpital, de vivre sa vie selon
ses propres critères, une vie libre. Cette décision témoigne de l’audace
et de l’assurance de Travis, face à des psychiatres qui tenteront de lui
asséner des vérités contraires. Ils lui répètent qu’il est totalement fou,
l’un des pires qu’ils aient vu, qu’il n’aura jamais une vie normale, qu’il
devrait renoncer immédiatement à son projet d’étudier à Harvard. Mais
Travis est convaincu du contraire et ne partagera jamais ses motifs et
ses expériences avec les psychiatres. « J’avais raison. J’étais assez
intelligent pour savoir la cause de ma psychose. Et la solution ». Le
temps lui donnera raison.
Travis tient son assurance de ses connaissances théologiques et insiste
sur le fait que les psychiatres, ignorant tout de la théologie, n’ont pas
les compétences pour poser un jugement sur son illumination. Cette
dernière est en outre une source de confiance, car
s’Il [Dieu] s’était révélé à moi, c’était un signe qu’il allait me soutenir
et que je pourrais compter sur lui. Alors je crois, j’ai une certaine foi
qui m’a permis de faire des choses merveilleuses dans la vie. Parce que
cette foi en Dieu est aussi une forme de confiance en soi-même.
Ainsi, sa première force lui vient d’avoir tenue pour vraie cette
expérience que les psychiatres qualifiaient de délire. Il est également
soutenu par sa mère qui, malgré sa connaissance du pronostic
défavorable lié à la schizophrénie du fait de sa formation d’infirmière,
l’encourage à vivre sa vie et son homosexualité. Elle lui a raconté,
lorsqu’il avait treize ans, que son oncle paternel, un homme qu’il admire
profondément, a connu un épisode schizophrénique dans sa jeunesse. Il
a été hospitalisé, mais s’en est sorti totalement et a eu par la suite une
vie riche et influente. Cette histoire et son issue heureuse le confortent
Mais pour le jeune homme de dix-huit ans, son questionnement concernant
Dieu est bien au cœur de sa crise et l’hospitalisation constitue la période la plus
sombre de sa vie.
11 – Beguet.pmd 226 2011-10-31, 14:18
ENTRE PSYCHOPATHOLOGIE ET RELIGION/SPIRITUALITÉ 227
dans sa certitude et sa résolution de s’en sortir lui aussi. À l’hôpital, il
noue également une amitié très forte avec une autre patiente qui l’aide
à vivre ces mois d’enfermement. Enfin, le dernier coup de pouce viendra
de l’assurance médicale de ses parents qui, après treize mois, ne veut
plus couvrir les frais d’hospitalisation. Travis est transféré dans un autre
hôpital où on lui offre la possibilité de cesser sa médication. Il accepte
et deux mois plus tard, il est enfin libre.
Sa première décision est d’oublier le mysticisme et « ces folies qui
l’ont conduit à la psychiatrie » et de vivre sa vie. Il s’inscrit à l’Université
Harvard et vit à Harvard square, le quartier hippy de Boston à l’époque.
Là, l’homosexualité et l’expérience psychiatrique ne sont pas des
handicaps, même plutôt un attribut seyant d’une jeunesse qui conteste
la guerre du Vietnam et vit l’époque du Peace and Love. Il y noue des
amitiés et des relations amoureuses bisexuelles fortes et il est entouré
de gens qu’il aime et qui l’aiment. Citant la leçon principale de la Bible,
Travis insiste sur le fait que « c’est l’amour qui guérit », pas les pilules.
Pourtant, en dépit de cette vie heureuse, Travis, une fois son diplôme
en poche, veut quitter les États-Unis. Officiellement, il part pour
protester contre la guerre du Vietnam, mais au fond de lui, il sait qu’il
veut mettre de la distance avec son passé psychiatrique.
Les huit années suivantes vont se dérouler dans différents pays
d’Europe. Travis dira « qu’il est plus facile d’être étranger là où on est
vraiment étranger ». Là, sa folie et sa marginalité passeront plus
facilement inaperçues. Ainsi, c’est l’ouverture sur le monde et sur les
autres, « à la fois paradoxale et salutaire pour un schizophrène », qui
va parachever cette guérison. Il connaîtra une rechute, brève. Il migre
finalement au Québec où il obtient un doctorat et travaille depuis. Au
moment de l’entrevue, il est en couple avec un homme depuis treize
ans et vit dans une petite ville.
Il oscille d’ailleurs entre rationalisme et mysticisme. Du premier, il
apprécie les idées et l’univers intellectuel. Le second lui a donné la foi
et la prière qu’il n’a jamais interrompue. Il assiste à la messe à certaines
périodes, encore qu’il soit très critique de l’Église comme institution. Il
a découvert avec le temps que certains choix qu’il a faits dans sa vie
étaient liés à Tillich (par exemple d’aller vivre en Allemagne).
Travis souligne que son expérience est qualifiée « d’hallucination
schizophrénique » par la psychiatrie moderne et de « vision béatifique »
par le mysticisme chrétien. Il insiste sur le fait que l’expérience reste la
11 – Beguet.pmd 227 2011-10-31, 14:18
228 VÉRONIQUE BÉGUET
même, les cadres interprétatifs changent selon les époques. Et s’il accepte
le vocabulaire contemporain, il ne porte pas de jugement de valeur sur
lui. Il note que la schizophrénie peut aussi être une expérience fondatrice,
riche de sens et de créativité. Il marque une différence néanmoins entre
l’épisode qui l’a conduit à l’hôpital, de « folie » perceptible par
l’entourage, et l’illumination après laquelle il reste normal pour les autres.
Sur le plan personnel, Travis n’est pas fier de la première et souhaiterait
l’oublier, tandis que la seconde est pure, belle, extatique. Mais toutes
deux sont du même ordre et s’inscrivent dans le même champ
interprétatif. Dans le cadre de la psychiatrie, il a réussi sa schizophrénie
comme en témoigne son parcours. Dans le cadre du mysticisme, il a
vécu deux phases (l’illumination et la noirceur) d’une expérience globale
qu’il a dépassée pour parvenir à cette vision unifiée qui intègre la foi et
le rationalisme.
Travis n’en a pas totalement fini avec son expérience : certaines
questions mystiques le taraudent parfois, notamment l’annonce de
l’Apocalypse et la venue d’un Messie. Son point de vue étant
« hérétique » par rapport au christianisme, il peut difficilement se
rapprocher des théologiens contemporains. Conscient de l’anti-religiosité
d’un Québec qui se déprend encore de la Grande noirceur, il se montre
discret sur sa culture religieuse et sur sa foi. Alors il garde quelques
certitudes pour lui et poursuit sa vie.
Nicolas, 43 ans
Nicolas, né en 1967, grandit entre un père « anti-soutane » et une
mère catholique pratiquante. Il accompagne sa mère à la messe et
apprécie l’atmosphère générale de l’église bien que le dogme et les rites
lui importent peu. Il y développe un lien avec le sacré et peut « partir »
dans ses pensées et ses prières, dans un mouvement intérieur qui le
régénère et le purifie (Nicolas n’utilise pas ce terme, mais indique qu’il
sortait de la messe comme d’une ablution). Il cesse d’accompagner sa
mère à l’adolescence, préférant l’appartenance au groupe de pairs.
Nicolas expérimente très jeune des sorties hors corps. À quatre
ans, alors qu’il est éveillé sur son lit, il voit soudain une sorcière qui
l’emporte sur son balai et lui fait faire des tours de la pièce. Des
expériences de déplacement astral (avec une dimension éthérique de
l’humain, alors que le corps ne bouge pas) dans la maison durent le
temps de son enfance et s’interrompent à l’adolescence pour reprendre
11 – Beguet.pmd 228 2011-10-31, 14:18
ENTRE PSYCHOPATHOLOGIE ET RELIGION/SPIRITUALITÉ 229
alors qu’il est jeune adulte dans une période de stress. Le voyage astral
lui donne des sensations très physiques : il sent la vibration dans ses
cellules lorsqu’il quitte son corps et se sent passivement transporté vers
la porte de sa chambre, la cuisine, le plafond par exemple. Avec le
temps, il apprend qu’il peut contrôler ses déplacements par la pensée,
sans jamais provoquer le phénomène qui, lui, est totalement
involontaire. Lors des voyages astraux, le corps est dans une forme de
paralysie9
. Nicolas ne trouve personne à qui parler de ses expériences
et tente de trouver des réponses dans les livres portant sur le surnaturel
(encore qu’aucun à l’époque ne mentionne les sorties hors corps) et la
vie après la mort. Il lit également la Bible. Cependant, aucune de ses
lectures ne le prépare à vivre ce qui va suivre.
À vingt-quatre ans, un avenir prometteur s’ouvre à lui : une
magnifique fiancée, un emploi important, une voiture rutilante
nouvellement acquise. En quelques mois, cet avenir s’effondre et il est
précipité dans l’abîme. Ses fiançailles sont rompues, il doit gérer la
situation financière d’une entreprise qui va finalement sombrer dans la
faillite, dans laquelle son père avait investi de fortes sommes, et il est
enfin extrêmement préoccupé par l’attitude de son père face à sa mère,
et ses infidélités (il a des rêves du Jugement dernier de son père par
exemple). Durant cette période, il alterne entre la douleur morale liée
à ces difficultés et des états de grande félicité.
Avec le recul, Nicolas s’aperçoit que les périodes de stress et de
surmenage stimulent les expériences non ordinaires qu’il connaît. Dans
ce cas, la tension est extrême. Un soir, au volant de sa voiture, il se met
à prier intensément. Peu après, il fait un rêve dans lequel il se sent
d’abord piteux à cause d’orgies sexuelles et change totalement d’état
d’esprit en ressentant une présence qui touche son front avec le sien.
Nicolas connaît deux sensations physiques. La première est celle de
l’extase liée à la rencontre avec un être spirituel, une expérience qu’il a
vécue à plusieurs reprises et qui est « comme deux énergies qui
fusionnent ». La seconde, pas désagréable, ressemble à une opération
au front. Après cette nuit-là, une migraine persistante disparaît et toute
la douleur morale, la « déprime », la culpabilité et la sensation « d’être
plus ou moins à côté de sa vie » s’effacent. L’expérience est puissante et
transformatrice. Il adopte dès le lendemain un mode de vie très sain,
9. Il apprend bien plus tard qu’un oncle paternel avait parfois de telles sensations
qu’il appelait « le lourd ».
11 – Beguet.pmd 229 2011-10-31, 14:18
230 VÉRONIQUE BÉGUET
voire ascétique, abandonne l’alcool, les gras, le sexe et se défait
rapidement de ses possessions matérielles. « C’est mon corps qui me le
demandait. Énergétiquement, ça me le demandait ». À son réveil ce
matin là, « je n’étais pas en dépression ; j’étais comme un cœur ouvert ».
Commence alors ce que Nicolas appelle sa neuvaine mystique, un
état de félicité intense et de joie de vivre. Il se découvre de nouvelles
facultés sensitives. Il ressent l’isolement, la solitude et le manque d’amour
d’une auto-stoppeuse. Il lui communique de manière télépathique que
Dieu l’aime et répète son message jusqu’à ce que, soudain, la jeune fille
se transforme : ses masques tombent, ses joues ruissellent. (Dans un
état normal, cette stratégie ne fonctionne pas, il l’a testée plus tard).
Au même moment, un autobus scolaire passe avec des enfants qui leur
font de larges sourires. À l’Oratoire Saint-Joseph, dans la chapelle SaintAndré, lui revient le projet de travailler pour aider les sans-abri, un
projet qu’il a toujours repoussé du fait de la faible rémunération. Cette
fois, il se sent au contraire libre et serein, sans peur de l’insécurité
financière, avec une grande soif de vivre sa vie, quitte à le faire dans la
différence. Il va à la rencontre des itinérants, crée des liens, entend leur
histoire. Il lit dans un livre qu’il peut demander des leçons de sagesse
avant de s’endormir et en reçoit une chaque nuit avec réveil à 4H44
pour qu’il puisse s’en souvenir et l’intégrer. Une de ces leçons l’incite à
suivre son cœur pour trouver le but de son existence et de croire à la
loi de l’attraction (attirance des situations favorables lorsqu’une intention
est clairement manifestée). Dans un rêve, il vit l’éclatement de son ego
pour laisser place au « Je » dans toute sa splendeur. À aucun moment
cependant, il ne pense être un élu de Dieu ou l’incarnation d’une figure
catholique légendaire. En fait, ses sorties de corps passées l’ont déjà
ouvert à des possibilités non ordinaires et l’ont rendu humble face à
elles.
Cette joie est assombrie par des périodes d’angoisse, lorsqu’il est
seul chez lui et qu’il ressent de la culpabilité face à ses parents qui vont
mal. Il lui arrive d’être terrorisé par un orage, une fenêtre qui claque, et
de se blottir dans son lit. À quatre heures du matin, le téléphone sonne,
il décroche et il entend des voix métalliques, presque démoniaques.
Son entourage s’inquiète pour lui et tente de l’aider. Une tante religieuse
avec laquelle il a beaucoup d’affinités l’appelle, l’écoute et le réfère à
un prêtre. Ce dernier lui offre une séance de reiki (une forme de
canalisation et de transmission d’énergie sans contact direct) au cours
de laquelle il sent une énergie très forte autour du sexe. Après la séance,
11 – Beguet.pmd 230 2011-10-31, 14:18
ENTRE PSYCHOPATHOLOGIE ET RELIGION/SPIRITUALITÉ 231
un élan le pousse à embrasser le prêtre pour un échange de souffle de
vie, un mouvement qu’il interrompt rapidement et s’excuse, confus
d’une éventuelle homosexualité. Sur ce plan, il sera rassuré peu de
temps, en rompant son vœu de chasteté avec une nouvelle voisine.
Avec le recul, Nicolas considère avoir échangé un baiser tantrique avec
le prêtre et déclenché son ouverture sexuelle, sur le plan énergétique,
avec sa voisine. Selon lui, cette ouverture, combinée avec celle du
cœur qui a précédé, va permettre la montée de la kundalini.
Peu après ces événements, Nicolas a une vision, « le film de la
création ». Il voit d’abord une énorme boule de lumière palpitant
d’amour dans le néant. Par intuition mystique, il comprend qu’il s’agit
du premier jour de la création et, dans son cœur, il ressent l’amour de
Dieu. Sa voix intérieure lui enjoint de se calmer. Alors le Dieu de sa
vision expulse le germe de l’Univers et le film zoome sur la terre. Des
révélations sont transmises à Nicolas par le haut de sa tête. Au début,
elles sont simples et il les note. Mais rapidement, leur rythme s’accélère
et elles deviennent de plus en plus complexes, avec des équations
mathématiques. Il voit ensuite l’avènement de l’Homme et un flux
ininterrompu circule de Dieu vers celui-ci vers la matrice de la terre et
tous les êtres, animaux, végétaux, cours d’eau qui la peuplent. Or Nicolas
ne voit pas seulement cet homme nouvellement créé : il l’est. Et les
mots lui manquent pour poursuivre sa description. Il est subjugué par
une décharge d’amour, en fusion avec Dieu comme il l’a été lors de sa
première extase. Il sent ce « flux trop puissant pour ses neurones » et,
incapable de l’arrêter, il panique. Il appelle son père et lui demande de
lui parler, de n’importe quoi, de sport.
Son père s’exécute et, terriblement inquiet, lui donne rendez-vous
à Montréal. Nicolas prend le volant en ayant perdu tous ses repères et
avec des facultés motrices altérées. Totalement désorienté, il finit par
faire appeler son père pour lui demander de venir le chercher. Ce dernier
le ramène à la maison familiale. Il y passe quinze jours, inerte et sans
force. Finalement, il entend qu’un centre pour sans-abri est menacé de
fermer et décide de lui apporter son aide.
Là, il fait la connaissance de Franciscains qui œuvrent auprès des
itinérants et l’hébergeront quelques jours. En serrant dans ses bras un
itinérant amnésique, son cœur se rouvre soudainement. La croix d’un
prêtre à proximité et l’évocation de saint François provoquent une
décharge électrique de tout le corps qui se termine en une « extase et
11 – Beguet.pmd 231 2011-10-31, 14:18
232 VÉRONIQUE BÉGUET
une vision », la dernière, d’une longue chaîne d’hommes et de femmes,
du sommet à la base, sans oublier le plus petit. Il est empli d’un nouvel
élan de joie et s’effondre en larmes auprès de l’itinérant.
Les états de félicité alternent avec l’anxiété et un soir, il pense se
jeter par la fenêtre. Il se rend à l’hôpital psychiatrique. Là, il vit une
« nuit de l’âme », une sorte de « trépas psychique » avec un cœur fermé,
déserté par les sentiments élevés. Il reçoit un diagnostic de troubles
bipolaires dans lequel il ne se reconnaît pas et refuse la prescription
médicamenteuse, malgré les menaces de son psychiatre qui lui prédit
des psychoses et des hospitalisations à répétition. Il accepte un
anxiolytique qu’il prend un temps, à très petite dose au besoin. Après
sa sortie, il lui faudra environ dix-huit mois pour retrouver son énergie
et reprendre pied dans sa vie.
L’expérience de Nicolas a été tellement forte qu’il s’y est
complètement abandonné. Mais elle l’a conduit à l’hôpital psychiatrique,
« une claque » énorme où il a risqué de se désintégrer et a vécu le
désespoir. À partir de là, il ne veut plus vivre cette ouverture du cœur
et fait des choix qui l’ancrent dans la vie matérielle avec par exemple
un emploi très rémunérateur dans le domaine de la communication.
Néanmoins, il ne succombe jamais au matérialisme et privilégie des
expériences professionnelles qui le nourrissent (quittant par exemple
cet emploi lorsqu’il estime n’être plus motivé que par le salaire).
Nicolas découvre les écrits de Stanislav Grof sur l’émergence
spirituelle quinze ans après son hospitalisation et se reconnaît
immédiatement. Il a connu les épisodes de pression crânienne
désagréables, les perceptions de sons internes et d’une lumière intérieure,
les mouvements thermiques au sein du corps, l’anxiété qui l’habite
lorsqu’il se retrouve seul chez lui, le sentiment de dépersonnalisation,
les états de transes et de conscience paranormale, l’accélération de la
pensée. À cette liste s’ajoutent la réduction des besoins physiques en
termes de sommeil et de nourriture et l’accès à de grandes révélations.
L’expérience a été puissante et transformatrice avec une augmentation
de son sens moral et humaniste. Il découvre que la transmission de
connaissance sous forme d’idées élevées, de théorèmes mathématiques
et de symboles archétypaux a été décrite par Krishna, la montée de la
kundalini par le Livre des morts tibétain. Nicolas réalise également que
tous les saints ont connu ces fulgurantes ouvertures du cœur, le fantasme
de sauver les âmes de l’enfer, l’impulsion de l’ascétisme et les visions transformatrices.11 – Beguet.pmd 232 2011-10-31, 14:18
ENTRE PSYCHOPATHOLOGIE ET RELIGION/SPIRITUALITÉ 233
Il comprend le caractère initiatique de l’expérience,
la mort pour mieux renaître et intégrer de nouvelles dimensions à sa
vie. Ce constat le sort de la stigmatisation et lui donne une autre perspective que celle d’avoir été victime d’une hospitalisation psychiatrique.
Soudain le sens de son expérience, qui jusque-là était un faux pas
honteux connu de quelques intimes uniquement, lui apparaît et sa vie
prend une nouvelle dimension. Il intègre la spiritualité à l’engagement
social et travaille d’abord dans un organisme communautaire pour les
itinérants, puis dans un autre en santé mentale. Il ressent à nouveau
cette ouverture du cœur et l’accepte, d’autant qu’il s’y sent en sécurité
et non plus menacé de « décoller ». Cette ouverture nourrit
profondément sa nouvelle relation amoureuse, son ancrage dans la
famille recomposée à laquelle il appartient maintenant et elle lui permet
une véritable empathie dans les milieux où il œuvre. Toute sa vie s’en
trouve considérablement améliorée avec un ancrage dans la vie
physique, corporelle, quotidienne et sociale plus fort. Sexuelle aussi
puisque l’ouverture qu’il a connue a été nourrie par la suite par ses
relations suivantes. Nicolas est critique des personnes qui ne vivent
que dans la spiritualité. Pour lui, l’ancrage dans la vie est important.
L’idée là-dedans, c’est que la vie est là. J’en ai des frissons en te le
disant. C’est tellement beau. C’est tellement une expérience
enrichissante [celle de la vie]. Mais il faut que tu la vives, il faut que
tu y goûtes. Mais quand tu peux y goûter avec la notion qu’il y a
quelque chose ailleurs, puis que tu vibres, là tu es connecté. Et tu
peux vraiment rendre ta vie utile pour d’autres et pour toi. […] À ce
moment-là, tu as une spiritualité qui est vibrante.
Nicolas souligne le côté intime, ineffable, de l’expérience. L’avoir
expérimentée lui donne non seulement la foi, mais pratiquement un
savoir. Il sait qu’« il y a autre chose », sans pouvoir le définir précisément.
C’est comme d’être à l’orée d’une forêt. On sait qu’elle existe, mais on
ne l’a pas parcourue. Dans tous les cas cependant, il souligne la grande
distance qui sépare de tels savoirs avec le paradis dépeint par la religion
chrétienne.
11 – Beguet.pmd 233 2011-10-31, 14:18
234 VÉRONIQUE BÉGUET
Conclusion
Dans ces récits, l’expérience est ambivalente, source d’une
hospitalisation traumatisante et fondatrice à la fois. Elle est considérée
comme une maladie mentale par la psychiatrie et les psychiatres qui
vont tenter de convaincre leurs patients de leur diagnostic. Ils s’appuient
pour cela sur des constats « objectifs » : il existe effectivement des
comportements problématiques, des « symptômes », une zone de
« dérapage » qui conduit potentiellement à l’hospitalisation, ce dont
Nicolas et Travis sont conscients. C’est d’ailleurs pour cette raison que
l’un et l’autre décident de se distancier de leur expérience pour éviter
les risques de rechute. Ils ne sont donc pas nécessairement dans un état
de déni, qualificatif généralement accolé aux personnes qui ne se plient
pas aux prescriptions médicales. Pourtant, tous deux sont convaincus
que le diagnostic psychiatrique est erroné et ils refusent la médication
qui l’accompagne. L’histoire va leur donner raison et, contrairement
aux prédictions psychiatriques, ils ne seront plus hospitalisés. Ces deux
récits n’invalident pas les descriptions objectives de la maladie mentale.
Ils ne signifient pas, évidemment, que tous les diagnostics de délires
mystiques par exemple sont erronés. Ils confirment pourtant la fragilité
et la complexité du diagnostic psychiatrique et témoignent, comme le
demandent Lukoff et ses collaborateurs (1998), en faveur d’une plus
grande prudence et circonspection.
Ce n’est pas dans les « faits », mais dans le sens qui leur est donné
que se joue le débat. En effet, Travis et Nicolas ont accepté leur
« dérapage », le comportement visiblement « non ordinaire », mais ils
lisent ou relisent leur expérience dans une autre perspective
interprétative, respectivement mystique et spirituelle. Une perspective
qui est essentielle à leur rétablissement : elle constitue une des clés de
la résilience de Travis à l’hôpital et provoque un changement qualitatif
dans la vie de Nicolas quinze ans plus tard. L’expérience n’a pas changé ;
le sens qui est lui donné varie.
Plus important encore, cette perspective interprétative alternative
est ancrée dans leur expérience. Intégrée sous des formes positives,
cette dernière est source d’une très grande force et fonde la foi et la
confiance inébranlables de Travis ainsi que la spiritualité incarnée de
Nicolas. Le sens « guérisseur » n’est ni abstrait ni mental, ni le fruit de
croyances ou de représentations sociales simplement acquis ; il est inscrit
dans l’expérience individuelle. Il possède la profondeur, la force et la puissance interprétative que confère l’expérience directe, ineffable et résolument individuelle. C’est cette capacité à se relier à cette
expérience, à en extraire et en intégrer le sens qui est guérisseuse. Ces
résultats sont cohérents avec les conclusions de Romme et Escher (1993)
sur l’importance du sens comme facteur départageant les entendeurs
de voix avec ou sans problèmes psychiatriques et, de manière générale,
avec l’appel général à la prise en compte du sens dans le processus de
rétablissement. Or c’est précisément cette tentative qui est
systématiquement cassée dans le milieu psychiatrique où elle est qualifiée
de déni, de non-acceptation de la maladie mentale.
Enfin, pour Travis et Nicolas, cette expérience donne accès à un
savoir différent de celui du rationalisme et du matérialisme, un savoir
sur le monde, sa création et sa dimension divine. Ce savoir les conforte
dans leur posture même si elle s’inscrit en porte-à-faux avec la psychiatrie
et le rationalisme dominants et il met en scène des dimensions longtemps
occultées de l’humain et du monde.11 – Beguet.pmd 234 2011-10-31, 14:18
ENTRE PSYCHOPATHOLOGIE ET RELIGION/SPIRITUALITÉ 235